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Interview / Podcast
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Interview de Steve Lillywhite (U2, Peter Gabriel, XTC, Rolling Stones)

Arriver à bon port avec Steve Lillywhite

La fin de l'interview de Steve Lillywhite approchait quand le Commandeur de l'ordre de l'Empire britannique confessa...

Cet article est tiré du numéro 93 du maga­zine TapeOp (tapeop.com) et a été traduit en français par notre équipe.

« À chaque fois, je me dis que je déteste faire ce genre d’in­ter­view. Je pensais que Tape Op était comme les autres maga­zines qui me forcent à parler de matos et de ce genre de choses alors que j’ai horreur de ça. »

« Non, nous ne sommes pas comme ça » ai-je rétorqué. « C’est une règle chez nous : nous nous inter­di­sons de deman­der à l’in­ter­viewé quel micro il utilise pour une grosse caisse. »

« Oh non, pas ça ! Sincè­re­ment ? Ça dépend. » répon­dit Steve.

« Et ça inté­resse quelqu’un ? Est-ce là l’élé­ment déci­sif quand on fait un disque ? » dis-je en retour.

« Je sais. Et ça me fait du bien de t’en­tendre dire ça. J’ai dit à Foye [Ndr : John­son, le mana­ger de Steve] que je ne veux pas faire ce genre d’in­ter­view. Je n’ai pas envie de parler des micros utili­sés pour tel ou tel projet parce que je ne m’en souviens pas ! » explique Steve en rigo­lant.

Voilà, c’était la conclu­sion d’un bon petit-déjeu­ner avec Steve à l’hô­tel W d’Hol­ly­wood où nous avons abordé nombre de sujets sans évoquer les micros de grosse caisse. J’adore les produc­tions de Steve depuis les années 80, notam­ment son travail avec Big Coun­try, U2 et Peter Gabriel. Et en prépa­rant l’in­ter­view de Steve, j’ai décou­vert qu’il avait parti­cipé à nombre d’autres projets, notam­ment avec le Dave Matthews Band et Phish. Heureu­se­ment, notre rédac­teur Larry m’a aidé pour certaines ques­tions et, comme vous le consta­te­rez, une fois que Steve est lancé, il a beau­coup de choses à dire.

Est-ce que tu as commencé comme musi­cien ?

J’ai fait mes débuts en tant que bassiste, mais je n’avais que 16 ans quand on m’a proposé un job en studio. J’ai commencé comme opéra­teur magnéto dans les studios de la maison de disques Phono­gram. Il y avait un studio et deux cabines de copie pour la maison de disques. Je crois qu’on était onze à travailler là-bas, ce qui était ridi­cule. Nous avions trois tech­ni­ciens à plein temps qui rentraient en banlieue dès six heures chaque soir. J’étais vrai­ment opéra­teur magnéto, proba­ble­ment plus que n’im­porte qui d’autre dans le métier parce ce studio où je travaillais était le dernier au monde à dispo­ser d’une régie machines sépa­rée. Il y avait la cabine d’écoute [Ndt : Control room] et ma régie qui s’ap­pe­lait Room B.

Steve Lillywhite © Max Hsu

J’avais un petit moni­teur Aura­tone, un micro à col de cygne sur la console et une fenêtre qui me permet­tait de voir l’in­gé­nieur quand je levais les yeux. J’étais assis à côté du magnéto à bande et l’in­gé­nieur me donnait les ordres Start et Stop. On appe­lait les entrées en enre­gis­tre­ment à la volée des « Entrées sur ordre ». Je restais assis là pendant des heures, des jours entiers, et je rembo­bi­nais. Je ne pouvais jamais parti­ci­per aux discus­sions de la cabine d’écoute. Quand ils faisaient une blague de l’autre côté de la vitre, ils ne voulaient pas être déran­gés par mon inter­phone. Je devais rester humble. Je devais rester assis à écou­ter la bande, et à la fin du morceau, quand je me disais « hum, ils voudront proba­ble­ment refaire le second couplet », je rembo­bi­nais jusqu’au début du second couplet et calais la bande. De l’autre côté de la vitre, ils discu­taient puis lâchaient « OK, on peut refaire le second couplet ? ». Bingo ! Je voulais être le pisto­lero le plus rapide de l’ouest. Il faut dire que le boulot était telle­ment simple. C’est vrai­ment tout ce que j’ai fait. Je comman­dais le magnéto 2 pistes au mixage. Je contrô­lais aussi les autres magné­tos 2 pistes pour les delays et ce genre de choses. On envoyait toujours la reverb à plaque EMT dans un delay à bande 15 ips (Ndt : ips = pouces par seconde).

C’était une super expé­rience pour apprendre. Mais je n’étais pas très bon au niveau tech­nique ; et pendant long­temps, je n’ai pas compris les ingé­nieurs parce que je n’avais jamais été dans la cabine d’écoute. Je ne serais pas là aujour­d’hui si mon chef ne m’avait pas donné ma chance. Dans les autres studios, les opéra­teurs magnéto appre­naient le métier d’in­gé­nieur du son en obser­vant ce qui se passait. Je n’avais pas cette chance parce que je devais toujours rester à mon poste. Mais le week-end, nous pouvions utili­ser le studio pour nos propres projets et pour apprendre. Je pouvais donc travailler dans la cabine d’écoute, je cava­lais dans l’autre pièce pour enre­gis­trer puis reve­nais au pas de course !

Tu n’avais pas ton propre opéra­teur magnéto ?

Non. Parfois, l’un des membres du groupe s’en char­geait pour moi. En travaillant ainsi le week-end, j’ai réussi à faire quelques démos avec un groupe appelé Ultra­vox qui a ensuite décro­ché un contrat disco­gra­phique. J’ai pris quelques semaines de vacances pour faire le premier album d’Ul­tra­vox.

Brian Eno était aussi produc­teur de cet album [Ultra­vox!].

Island Records a signé le groupe et demandé : « Mais qui est ce Steve Lillyw­hite ? Il faut le renfort de quelqu’un d’autre. » Je n’avais jamais fait de disque aupa­ra­vant, c’était donc très compré­hen­sible. Et le groupe a répondu qu’il aimait Roxy Music.

Brian est un homme fantas­tique. Il ne passe pas tout son temps en studio, mais une fois qu’il y est, il est effi­cace. Je m’en­gage beau­coup plus et je contrôle tout jusqu’au moindre détail. J’ai essayé d’être comme Rick Rubin, un type qui prend du recul et perçoit les choses dans leur globa­lité, mais j’aime mettre les mains dans le cambouis. C’était la première fois que je rencon­trais Brian et je ne l’ai plus revu jusqu’à l’al­bum The Joshua Tree [U2]. Je m’en­tends très bien avec lui. C’est le gars le plus céré­bral que je connaisse. Nous avons une super rela­tion.

Est-ce que tu as conti­nué à travailler aux studios de Poly­Gram ?

J’ai fini par quit­ter ce studio et accepté de gagner moins pour inté­grer le studio d’Is­land Records en 1977. C’est à ce moment que j’ai fait la connais­sance de Chris Black­well [Ndr : ancien président d’Is­land] qui a été abso­lu­ment fantas­tique et est devenu mon mentor bien au-delà de la musique.

Est-ce que tu as travaillé avec beau­coup d’autres produc­teurs ?

Pas vrai­ment. Je n’ai pas beau­coup colla­boré avec Brian Eno sur les albums de U2. Je ne les ai pas vrai­ment produits, à l’ex­cep­tion de [How to Dismantle an] Atomic Bomb, que j’ai effec­ti­ve­ment réalisé, mais de façon diffé­rente. Pour The Joshua Tree, Achtung Baby, All That You Can’t Leave Behind et No Line on the Hori­zon, je ne suis inter­venu très tard pour la fina­li­sa­tion.

Donc vous ne travailliez pas ensemble ?

Non. Ce qui est bien, c’est que le groupe enre­gistre un truc puis Brian prend les bandes et les emmène dans son petit studio, supprime tous les éléments orga­niques de U2 et les remplace par des « bria­nismes ».

J’in­ter­viens après : je prends ce que Brian a fait, je reviens aux enre­gis­tre­ments origi­naux du groupe et j’es­saie de donner un sens à tout ça. Ils aiment la haine de Brian pour tout ce qui est rock. C’est le boulot de Brian de détes­ter U2. Et ils aiment ça ! Il les appré­cie en tant qu’hommes mais il n’aime pas le rock. Il supprime les guitares et ajoute des boîtes à rythmes. J’ar­rive ensuite. J’uti­lise un peu de ce qu’il a fait et je combine avec les prises origi­nales plus orga­niques. Nous essayons de rendre les choses plus origi­nales. Je sais bien que les groupes doivent appar­te­nir à une mouvance donnée et que les gens veulent entendre des guitares dans les albums de U2.

Tu as aussi travaillé avec Hugh Padgham qui produi­sait égale­ment.

Steve Lillywhite © Max Hsu

Je n’ai fait que trois albums avec Hugh Padgham. Il était mon ingé­nieur du son. C’est vrai­ment un grand ingé­nieur. C’était pour le troi­sième album de Peter Gabriel et deux albums de XTC [Drums and Wires et Black Sea]. J’adore Hugh. Il est génial.

Une ques­tion de Larry : Beau­coup des artistes que tu as produits ont une iden­tité sonore forte. Ultra­vox, XTC, The Psyche­de­lic Furs et Peter Gabriel. Est-ce que c’est ce que tu recherches chez un groupe ?

Ce n’est la première chose que je recherche. Beau­coup de produc­teurs diront que les chan­sons décident, mais ce n’est pas mon cas. Évidem­ment, il faut de bons morceaux ! Mais si je n’aime pas la voix, je ne l’écou­te­rai pas suffi­sam­ment pour aimer la chan­son. Selon moi, et c’est proba­ble­ment l’avis de la plupart des gens, un morceau doit éveiller diffé­rentes émotions. Parfois, vous écou­tez un morceau cinq fois et vous vous deman­dez pourquoi tout le monde l’adore. Et tout à coup, à la sixième écoute, vous aussi, vous êtes accro­ché par le morceau ! Quand j’aime la voix, je change rare­ment d’opi­nion. Quand j’aime la voix, je donne une chance au morceau et découvre qu’il a quelque chose que je n’ai pas saisi à la première écoute. Pour un single, il faut se méfier des choix trop rapides.

Si tu passes des semaines en studio, il est préfé­rable que tu aimes le chan­teur, non ?

J’aime les défis, j’aime les choses origi­nales. J’ai travaillé avec un groupe nommé Guster ; leur batteur ne jouait pas sur une batte­rie. Il tapait sur deux guitares acous­tiques et des bongos. Quand je les ai vus, ils étaient fantas­tiques et leur musique fonc­tion­nait très bien. J’ai tout de suite compris que mon boulot n’était pas d’ar­ri­ver en disant « les gars, il vous faut une vraie batte­rie ». Mon boulot était de me deman­der comment trans­po­ser cette musique, qui mani­fes­te­ment fonc­tion­nait d’elle-même, dans une forme que j’étais censé connaître sur le bout des doigts.

J’aime le Dave Matthews Band. Quand ils ont commencé à être connus avant de percer réel­le­ment en 1993, beau­coup de produc­teurs, dont mon ami Hugh Padgham, ont affirmé qu’ils n’ar­ri­ve­raient à rien avec de telles parties de batte­rie ! C’était trop jazzy. Malgré tout, j’ai détecté quelque chose, une certaine compli­cité avec le public. Mon boulot était de retrans­crire cela dans une forme acces­sible à tous. Je pense que je suis bon pour ce genre de choses.

Je ne suis pas un arma­teur mais plutôt un capi­taine de bateau ; j’aide à l’agen­cer et à le pilo­ter. Je n’ai jamais écrit de chan­son de ma vie, mais je suis capable de mener le bateau à bon port. Et je veux toujours travailler avec les meilleurs arma­teurs. Pourquoi travailler avec quelqu’un qui n’est pas bon ? Ça ne rime­rait à rien parce que je veux en faire le moins possible ! En fait, je n’au­rais pas du dire ça comme ça ! En réalité, c’est avec les meilleurs que je suis le meilleur. Si j’abaisse mes exigences, je ne ferai pas un aussi bon boulot. Prenez un groupe comme le Dave Matthews Band. Il faut être très bon dans son domaine pour vouloir chan­ger ce qu’ils font parce que c’est un putain de bon groupe.

Es-tu plus un mélo­mane qu’un musi­cien ?

Non. Je suis un fan des gens avec lesquels je travaille. Pour moi, c’est toujours une déci­sion très impor­tante de travailler avec quelqu’un. Je dis toujours que je n’aime pas la musique parce que je n’écoute pas beau­coup de musique ; mais j’ima­gine que je suis un fan de musique.

Tu es un amateur de bonne musique ?

Oui. J’es­saie de ne pas forma­ter les choses. Pour moi, il y a juste le bon et le mauvais.

J’ai l’im­pres­sion que, de fait, les produc­teurs sont en train de deve­nir des A&R.

Tu trouves ça normal qu’un A&R dise qu’il a fait tel ou tel disque ? Je déteste ça ! Ils disent souvent « quand j’ai fait tel ou tel disque ». Mais non, ils ne l’ont pas fait ! Ils sont passés deux fois au studio et ont emmené tout le monde dîner. Et bien sûr, les diri­geants des maisons de disques ignorent ce que nous, nous avons fait. Du coup, ils se disent : « Bien, il a fait ce disque, donc il faut qu’on le garde ». Et bien sûr, le produc­teur n’as­siste jamais à leurs réunions pour dire : « Mais atten­dez un instant, c’est moi qui l’ai fait ce disque ! ». On se fait avoir par les maisons de disques. Je suis allé dans les radios et j’ai vu qu’on donnait des disques d’or au program­ma­teur pour des albums que j’avais faits. Ce n’est pas moi qui reçois le disque d’or parce que la maison de disques l’a donné à la radio pour avoir passé les chan­sons !

Ton job était terminé.

Exac­te­ment. Et pourquoi est-ce qu’ils aiment iTunes ? Parce que nous n’y sommes pas crédi­tés ! Je préfère ne pas en parler.

Tu n’as jamais vrai­ment arrêté de travailler, non ? Pour­tant, il semble que beau­coup de ceux qui ont fait les tubes des années 80 et 90 aient ralenti leur acti­vité.

Quarante ans. Et un divorce qui a aidé.

Je comprends [rires]. Mais tu sembles encore véri­ta­ble­ment passionné par ce que tu fais. Tu as toujours la passion. Comment fais-tu pour la conser­ver ?

Arrêt de crois­sance. Sincè­re­ment, je pense que pendant qu’on est en studio, la vie est en suspens. C’est pour ça que, menta­le­ment, j’ai proba­ble­ment 25 ans de moins que mon âge réel. Et je ne consi­dère pas le studio comme un travail. Avec un métier normal, vous avez votre travail, votre sommeil et votre temps libre. De mon côté, et tu connais ça aussi, je n’ai jamais cette horrible sensa­tion du lundi matin, ce qui est une très bonne chose. Le revers de la médaille, c’est que je ne connais pas non plus la fièvre du vendredi soir qui clôt la semaine de travail. On n’a ni l’un, ni l’autre. C’est comme ça. Tu fais juste ton boulot puis les vacances arrivent. « Oh, on est le 4 juillet et je suis en studio ! » On ne peut pas voir les choses diffé­rem­ment. Je n’ai jamais été complai­sant. À 17 ans, je restais dans ma petite chambre et je regar­dais les gens au-dehors par la fenêtre. Il y avait une certaine arro­gance. Je pensais que je ne voulais pas deve­nir comme eux. Et j’étais furieux que les gens n’en fassent aucun cas.

Quelles conces­sions fais-tu quand tu parti­cipes à la créa­tion d’un morceau ? Que fais-tu si un membre du groupe veut sabo­ter un morceau, du genre « Pas trop chaud, pas trop sexy ! »

Ça arrive plus souvent qu’on pense. À leurs débuts, U2 avaient une chan­son inti­tu­lée « Pete the Chop » qui aurait certai­ne­ment fait un carton. Nous ne l’avons jamais termi­née parce que Bono pensait qu’ils n’avaient pas encore besoin de ça dans leur carrière. Le morceau a fini en face B sous le nom « Trea­sure (Whate­ver Happe­ned To Pete The Chop) ». Je suis aussi à l’écoute des gens qui emmènent les disques en radio. Je vis dans le monde réel, donc je tiens compte de ce genre de choses. Je ne vis pas dans un monde utopique où le bon est bien et le mal mauvais ; mais je sens aussi que je peux conser­ver mes convic­tions dans un monde formaté.

Pour­tant, l’en­semble du secteur de la musique est en réces­sion.

C’est vrai. Mais je conti­nue à penser qu’il en ressor­tira quelque chose de posi­tif.

En 2002, tu étais direc­teur géné­ral du groupe Univer­sal Music.

Oui, et je ne l’au­rais pas fait sans avoir la convic­tion que j’avais quelque chose à offrir. Je ne ferais pas non plus l’al­bum d’un artiste sans être convaincu que j’ai quelque chose à offrir. La ques­tion n’est pas ce que j’ai fait par le passé, mais ce que je ressens à présent. Je déteste que les artistes me disent : « Steve, je ferai tout ce que tu veux. » Moi-même, je ne sais pas ce que je veux faire ! Ce que j’at­tends d’un artiste, c’est qu’il me donne 10 idées et je l’ai­de­rai à en faire quelque chose de grand.

Parmi les disques que j’ai produits, ceux que je préfère avec le recul sont ceux que je ne contrô­lais pas tota­le­ment, ceux qui sont enta­chés d’er­reurs.

La mémoire joue aussi un rôle : le souve­nir des erreurs commises et le souve­nir du fait que j’étais suffi­sam­ment coura­geux pour les lais­ser. J’en suis assez fier.

Pour un produc­teur, est-il si impor­tant de recon­naître les bonnes erreurs ?

Je ne sais pas ce que sont les erreurs ! Qu’est-ce qu’une erreur ?

Peut-être quand le groupe dit : « Il va falloir répa­rer ça » et vous répon­dez « Non, c’est génial ! ». Je pense que beau­coup d’ar­tistes ont tendance à recher­cher la perfec­tion.

Peut-être. Tout spécia­le­ment main­te­nant en raison de la façon qu’ils ont de regar­der la musique plutôt que de l’écou­ter. J’écoute toujours. Je ne regarde pas l’écran, jamais. C’est en partie parce que je ne sais pas vrai­ment comment travailler avec. Mais j’ai des assis­tants qui savent et qui connaissent les ordi­na­teurs. Moi, les claviers d’or­di­na­teur, ça ne m’in­té­resse pas. Il faudrait que je suive un cours pour Pro Tools parce que j’ai­me­rais au moins être capable de m’as­seoir devant l’écran et de brico­ler dans mon coin si l’en­vie me vient.

Steve Lillywhite © Max Hsu

Je crois que j’ai été très conscien­cieux dans mon travail quand Pro Tools est sorti. À cette époque, beau­coup de produc­teurs se sont formés à Pro Tools sur le budget d’un artiste. Je ne voulais pas faire pareil parce que je trou­vais ça immo­ral. Je suis resté assez réfrac­taire au progrès et fidèle à l’ana­lo­gique. Je m’y étais mis grâce à Radar de iZ Tech­no­lo­gies. C’était comme une version numé­rique de ce que je faisais déjà avec les bandes. À présent, je mixe avec un ordi­na­teur, mais je conti­nue à passer par la console parce que j’aime comme elle sonne. Je déve­loppe mon mix très tôt parce que c’est très tactile. J’ai dix doigts. Je n’ai jamais fait de disque sans être assis en face des enceintes et sans avoir posé les doigts sur les faders.

Donc quand tu mixes, tu as un ingé­nieur qui t’aide ; mais tu conti­nues à pous­ser des faders ?

Oui. De par mon mode de travail avec Pro Tools, je retouche aux niveaux sans arrêt. Qu’il s’agisse des premières prises, des over­dubs ou de quoi que ce soit d’autre, je fais les niveaux puis j’en­voie dans les égali­seurs API et je bricole à la console. Je laisse mûrir un peu pour véri­fier que le résul­tat me plaît. Puis, je réplique l’éga­li­sa­tion dans Pro Tools et je coupe l’éga­li­seur. Comme ça, si je dois un jour reprendre le morceau, tout sera déjà là. La seule chose que j’au­rai à faire, c’est régler les faders. Je fais des photos de la posi­tion de départ des faders puis je fais le reste à la main. C’est comme ça que je mixe.

Quand tu dis que tu répliques l’éga­li­sa­tion, ça signi­fie que tu prends les réglages de tes égali­seurs et les trans­po­ses…

…dans les plugins Waves. J’ai fait des tests et je trouve qu’ils sonnent très bien. Ensuite, j’es­saie quelques mouve­ments de faders à la main et je réplique ceux que j’aime. Mais je marque toujours les points de départ. Je construis les mix à la main. Et le jour où je reprends le morceau, il suffit de ressor­tir les photos. Je n’uti­lise jamais l’au­to­ma­tion de la console parce que ce n’est pas drôle ! Elle finit par te domi­ner – on ne la maîtrise jamais vrai­ment. Il faut toujours contrô­ler tota­le­ment ce qu’on fait. Tu peux avoir la meilleure console du monde, si elle te domine, tu deviens plus petit que tu n’es. Tu deviens timide.

C’est comme apprendre à faire du vélo en ayant peur de tomber.

Oui, et je ne veux pas être timide. Comme je le disais, j’ai mes théo­ries. Je n’écoute jamais les disques que j’ai faits parce que je ne peux plus rien en faire. C’est trop passif et je n’ai plus aucune espèce d’in­fluence dessus. Je ne peux avoir que deux émotions : soit j’aime, soit je n’aime pas. Si j’aime, ça m’in­cite à la suffi­sance ; et si je n’aime pas, je peux perdre en assu­rance. Le doute et l’au­to­sa­tis­fac­tion ne sont pas des choses posi­tives.

À par ça, quand j’en­tends à la radio un morceau que j’ai fait, je me dis que c’était une sacrée conne­rie de convaincre les maisons de disques qu’elles ont besoin de gens pour faire des mixs taillés pour les radios. Les stations de radio compressent tout. Elles font sonner ton mix comme tout le reste. Il n’est pas néces­saire d’em­bau­cher quelqu’un qui en rajoute avant même le passage en radio ! C’est vrai­ment une blague. Et ces gens-là ont créé un métier pour leur propre profit. À présent, j’en suis arrivé au point où je mixe dès que je commence à enre­gis­trer.

Quand tu travailles à la console, est-ce qu’il t’ar­rive de tout renvoyer dans Pro Tools puis d’uti­li­ser ce bounce comme point de repère ?

Ça arrive occa­sion­nel­le­ment. J’aime garder 24 pistes. J’ai fait un album avec les Thomp­son Twins [Set]. Dans ce projet, rien ne m’était fami­lier et ce n’était pas vrai­ment mon style de musique. Tom Bailey, le leader du groupe, m’a dit : « Steve, quand tu fais un disque, le nombre de choix que tu dois faire doit dimi­nuer peu à peu jusqu’à ce que tu n’aies plus aucun choix à faire parce que le disque est terminé ! » J’y pense tout le temps et j’en ai fait un précepte.

J’es­saie de conce­voir ma vie comme un 24 pistes. À propos de The Joshua Tree, Danny Lanois m’a dit une fois : « Steve, si tu ne peux pas le faire sur 24 pistes, c’est qu’il y a un problème. » Je m’en suis souvenu et j’y crois encore, malgré Pro Tools. Dans mon monde, il y a 24 pistes. Quand on est dans Pro Tools, on ne voit qu’un énorme truc ; mais d’où je suis, c’est très simple. Je ne me disperse pas. Je n’ai pas un fader pour chaque sortie de Pro Tools.

Donc tu n’es jamais aux prises avec des centaines de pistes !

Non. J’aime que les choses restent simples. Je fais des bounces et des groupes dans Pro Tools. Les jeunes géné­ra­tions n’ont pas de limites. Ils enre­gistrent des milliers de pistes dans Pro Tools puis donnent le tout à un ingé­nieur du son. J’es­saie de n’avoir peur de rien.

Tu as dit que, quand tu travailles sur un disque et les choses commencent à mal tour­ner, tu sens le vent tour­ner avant la tempête et réus­sis à remettre le projet dans le sens de la marche.

Oui, enfin c’est le capi­taine du Tita­nic. J’au­rais vu l’ice­berg.

Comment fais-tu ?

C’est l’ins­tinct. Je crois que ma person­na­lité convient très bien à mon métier, et peut-être aussi que j’ai orga­nisé mon métier autour de ma person­na­lité. Je suis très sociable. Je crois que la diffé­rence entre moi et beau­coup d’autres produc­teurs, c’est que je suis très bon avec les groupes parce que j’aime les gens. Je suis bon pour instau­rer un esprit d’équipe, du genre « on est tous dans le même bateau ».

Et quand je regarde un groupe, je vois tout de suite ses forces et ses faiblesses. Je recon­nais le type loquace et je sais qui joue quoi avant qu’ils me le disent. Ça peut paraître ridi­cule mais j’ai ce don. Beau­coup de produc­teurs te diront « ça c’est l’au­teur, ça c’est le chan­teur, etc. et ça c’est le gars avec qui je vais construire une rela­tion parti­cu­lière ». Je ne vois pas les choses de cette façon. Je vais plutôt m’in­té­res­ser au bassiste par exemple, parce qu’il est un peu timide ou a peu d’as­su­rance. Le chan­teur sait très bien s’oc­cu­per de lui-même. Il n’a pas besoin que je sois parti­cu­liè­re­ment atten­tionné à son égard. Mais le bassiste a besoin de moi. C’est pourquoi je vais le voir en prio­rité et je passe du temps avec lui pour gagner sa confiance de sorte qu’il me consi­dère comme un copain. C’est comme ça que je dirige les choses.

Donc tu fais juste atten­tion qu’ils ne sombrent pas tous ensemble ?

Ça peut aussi mal se passer. Mais géné­ra­le­ment, j’ar­rive à bien anti­ci­per les événe­ments.

Quels sont les signes avant-coureurs qui annoncent que ça commence à mal tour­ner ?

Quand tu n’as encore aucune voix – beau­coup de gens peuvent travailler des semaines entières sans les voix. Et un jour, ils se disent « Attends voir, on a besoin de voix là ». Il faut toujours avoir une base autour de laquelle vous pouvez construire. Faire les voix, c’est souvent moins sympa que travailler sur un son de guitare bizarre, mais il faut les faire suffi­sam­ment tôt.

J’ai lu que sur Field Day, le disque de Marshall Cren­shaw que tu as produit, tu as procédé comme d’ha­bi­tude, puis tu as réalisé que c’était une erreur.

J’ai senti que c’était une erreur de ma part de faire ça à Marshall Cren­shaw. D’un autre côté, Marshall te dira toujours que non, que c’est ce qu’il voulait. L’his­toire a été plutôt sympa avec Field Day. Il ne s’est pas très bien vendu et est plutôt consi­déré comme un échec. Pour­tant, il se trouve toujours des gens pour passer « Whene­ver You’re on My Mind » à leur mariage !

On essaie tous de faire de l’art intem­po­rel. J’ai entendu des gens dire que j’étais respon­sable du son rock des années 80. Bien que je n’aie jamais fait aucun de ces albums de big rock, les gens semblent penser que certains disques ont été influen­cés par le son que j’avais au début des années 80. Si je n’avais pas été là… ça fait très crâneur. On peut affir­mer n’im­porte quoi !

Je me souviens la fois où j’ai eu l’idée d’en­voyer une reverb dans un noise gate. J’étais impres­sionné parce que ça sonnait comme Big Coun­try !

Pour­tant, on n’a jamais fait ça – ce n’étaient que des acous­tiques natu­relles. Hugh Padgham et Peter Gabriel ont appelé ça le son de batte­rie à la Phil Collins. Mais je peux le reven­diquer encore plus parce que l’ori­gine remonte à ces concerts pendant lesquels j’étais aux manettes.

On l’en­tend dans tes enre­gis­tre­ments.

Oui, et même avant Peter Gabriel. Je n’ai jamais entendu ce son dans les disques de Peter Gabriel anté­rieurs à moi, ni dans aucun des disques de Hugh Padgham anté­rieurs à moi. Je pense que mon apport est certai­ne­ment le plus impor­tant. Mais tout le monde y a parti­cipé. Peter a dit : « Allez, essaie ça ». C’était sur une SSL, avec le compres­seur du bus talk­back. Et quand on a appuyé sur Talk­back et qu’on a entendu la batte­rie, on s’est dit « Nom de Dieu ! Quel son ! » Ensuite, Hugh a repris la sortie du Talk­back et c’est comme ça que ça a commencé.

Quels sont les événe­ments qui t’in­citent à inter­rompre la produc­tion d’al­bums comme cela s’est passé avec Dave Matthews Band ou Evanes­cence ?

Steve Lillywhite © Max Hsu

Le disque de Dave Matthews nous mettait dans une situa­tion bizarre. Avec Evanes­cence, j’ima­gine que j’étais inté­ressé par l’idée de travailler avec Amy Lee. Quand j’ai commencé, peu de membres du groupe étaient présents, donc le disque était une combi­nai­son très inté­res­sante de son élec­tro­niques, le tout sans accords de puis­sance. J’aime ça. Tu enten­dras rare­ment des accords de puis­sance dans les disques que j’ai faits.

Je pense que j’avais envie de voir comment elle pour­rait amener sa musique dans une nouvelle direc­tion. Peut-être me suis-je trompé, mais je me deman­dais si le public avait vrai­ment besoin d’un autre Evanes­cence qui sonne comme Evanes­cence ? ». Je ne sais pas ; peut-être… Toujours est-il que certains ont perdu leur sang froid. Je ne crois pas que c’était elle. C’étaient des gens de la maison de disques qui n’avaient aucun autre groupe. Ils pensaient plus à l’as­pect commer­cial qu’ar­tis­tique.

Tu as dit que l’art et le commerce peuvent coexis­ter.

J’ai parti­cipé à quelques disques qui ont vrai­ment très bien marché sans que jamais on ne parle de l’as­pect commer­cial. Du genre « Il faut faire ça pour en faire un tube. » Je peux te garan­tir que quand Fleet­wood Mac faisait Rumours, ils ne pensaient pas en termes de formats. Ils voulaient juste être assis là à écou­ter ce qu’ils venaient de créer et en être fiers.

D’un autre côté, je ne pense pas non plus qu’il faille subven­tion­ner la musique. C’est pour ça que je crois profon­dé­ment qu’une chose est bonne ou mauvaise, ou qu’elle est quelque part entre les deux. Je ne vois rien qui ne soit pas ainsi. Je crois que je suis très obstiné dans mes goûts. La musique est la seule chose que j’ai faite au cours des 40 dernières années, et je crois toujours en mes sens.

www.barquemgmt.com

Merci à Foye John­son et Howard Sher­man de nous avoir aidés à mettre en place l’in­ter­view.

Photos par Max Hsu


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