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Interview / Podcast
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Interview de Manny Marroquin (Kanye West, Miley Cyrus, Lady Gaga, John Mayer, Alicia Keys)

Manny aux manettes

Si vous voulez qu'un morceau soit mixé avec créativité et musicalité tout en ayant un son moderne, Manny Marroquin est l'homme qu'il vous faut : demandez à Kanye West, Miley Cyrus, Lady Gaga, John Mayer, John Legend ou Alicia Keys, pour ne citer que quelques-uns des artistes de tout premier plan que Manny a mixés. À ce jour, il a remporté neuf Grammy Awards au cours de sa carrière et a mixé plus de quarante albums classés chacun à la première place des ventes.

Il en connait aussi un rayon sur le plan tech­nique, et a même colla­boré avec Waves à la concep­tion d’une gamme de plug-ins 'signa­tu­re’. Inutile de dire qu’il est plus qu’oc­cupé, c’est pourquoi nous étions parti­cu­liè­re­ment exci­tés à l’idée d’avoir l’op­por­tu­nité de l’in­ter­vie­wer pour parler de son boulot et de ses tech­niques de mixage.

Mixez-vous toujours dans votre propre studio ?

J’ai mon propre studio, les studios Larra­bee à Los Angeles. Ça fait vingt ans que j’y suis. Avoir un espace que l’on connait et où l’on se sent à l’aise est vrai­ment impor­tant pour la qualité du produit final.

Le cœur de ce studio, c’est une console ?

Techniques du Son
Marroquin utilise une confi­gu­ra­tion hybride qui inclut Pro Tools
et une console SSL (photo par Brian Peter­sen)

Oui. Je ne travaille pas « in the box ». J’ai une config hybride, j’uti­lise une SSL, une 9000K qui est une super console. Elle dispose de 80 entrées, je passe tout par les tranches et je fais encore tout en analo­gique, tout subit une forme ou une autre de trai­te­ment analo­gique. Et puis bien sûr, j’uti­lise aussi des proces­seurs analo­giques externes. J’en utilise moins main­te­nant, mais encore beau­coup.

Donc vous passez toutes les pistes dans les entrées indi­vi­duelles de votre console, puis vous les renvoyez dans Pro Tools ?

Voilà, c’est exac­te­ment ça.

Je suppose que faire un rappel des para­mètres est plus diffi­cile avec votre config qu’en faisant tout « in the box » ?

Ce que je fais, c’est que j’en­re­gistre les stems. J’ai une config qui est très bien faite et qui me permet d’en­re­gis­trer des stems ; ils sonnent à 98% comme la version mixée direc­te­ment. Quand je repre­nais les mêmes para­mètres, ça n’était jamais tota­le­ment iden­tique à la fois précé­dente, il y avait toujours une petite diffé­rence. Avec les stems, c’est à 98% iden­tique, à 100% même parfois. A partir de là, je peux travailler « in the box ».

Les stems sont-ils enre­gis­trés avec les effets ?

Oui, avec les effets analo­giques.

“Si on me donne un mix non traité, c’est super, dans ce cas je ne mets pratique­ment rien sur le bus stéréo."

Mais du coup si vous avez besoin de reve­nir en arrière, vous ne pouvez pas modi­fier les effets qui ont été appliqués, seule­ment ajus­ter les niveaux ?

Voilà. C’est comme avec un livre de colo­riages, on utilise des crayons et on ne peut que rajou­ter couleurs sur couleurs, pas effa­cer les couleurs qui sont déjà là. C’est toute la beauté de la chose, les pistes sont gardées avec les trai­te­ments analo­giques, et je ne peux qu’ajou­ter à ce qu’il y a déjà.

Mais vous avez toujours les pistes origi­nales, non trai­tées.

Oui.

Ça semble être une bonne façon de faire.

Oui, j’aime autant avoir 95% de mes pistes avec trai­te­ment, et les 5% qui restent, ça peut être par exemple la basse sur laquelle j’au­rais appliqué trop de trai­te­ments, et là je peux les enle­ver, mais j’au­rai toujours 95% de mon son qui sonnera analo­gique.

Utili­sez-vous beau­coup de trai­te­ments sur le bus de sortie ?

Pas vrai­ment. Si j’ai une session sur laquelle le bus stéréo a subi trop de trai­te­ments, je dois rester dans l’uni­vers qui a été défini. Je ne peux plus sépa­rer tous les éléments. C’est comme prendre une voiture et la désos­ser complè­te­ment pour la remon­ter ensuite, je ne ferais que reve­nir au point de départ. Donc autant garder la voiture telle qu’elle est et la modi­fier, chan­ger la couleur de la pein­ture ou je ne sais quoi. Mon boulot, c’est de rester dans le bus stéréo, et travailler à partir de ce que j’ai. Si on me donne un mix non traité, c’est super, dans ce cas je ne mets pratique­ment rien sur le bus stéréo.

Pouvez-vous déve­lop­per ?

Je compresse sur ma SSL, via le bus stéréo de ma console. Mais dans Pro Tools, je n’uti­lise que très peu de trai­te­ments. Peut-être un égali­seur, pour aérer le mix, ou alors l’in­verse si le son a trop de brillance parce que j’avais réglé mes moni­teurs à trop bas volume et que j’ai ajouté trop de brillance un peu partout. Quoi que je fasse, je le fais tout à la fin. De façon géné­rale, je ne mets pas trop de trai­te­ments sur le bus stéréo.

Je suppose que la plupart des sessions vous arrivent sous la forme soit de fichiers audio sépa­rés, soit de sessions Pro Tools ?

C’est ça.

Si l’on vous donne quelque chose qui a été partiel­le­ment mixé, comme vous disiez, êtes-vous plus suscep­tible de repar­tir de zéro ?

Non. Pour moi, ça n’avance à rien de repar­tir de zéro si on me donne une session Pro Tools avec les plug-ins et tout le reste. Dans ces cas-là je garde tout, mais je vais passer en revue tous les plug-ins qui sont en place pour voir quel impact ils ont sur le résul­tat. En gros, je me demande « est-ce que c’est là par choix artis­tique, ou pour amélio­rer le son ? ». Par exemple, s’il y a un filtre et qu’il est utilisé de façon créa­tive, c’est un choix artis­tique. Mais s’il est juste là pour ajou­ter un peu de graves à la grosse caisse, c’est clai­re­ment une ques­tion d’amé­lio­ra­tion sonore, et dans ce cas la plupart du temps je l’en­lève et je le remplace par ce que moi je veux y mettre. Donc, s’il y a une égali­sa­tion ou bien une compres­sion qui ne me semblent pas là à des fins de produc­tion artis­tique, j’en­lève ces plug-ins. Mais si ça sonne bien, ça sonne bien, dans ce cas je n’y touche pas.

Comment savez-vous vers quel type d’am­biance vous diri­ger sur un mix donné ? Est-ce qu’en géné­ral le produc­teur vous le spéci­fie ?

Ils nous donnent une sorte de version de brouillon. On est dans le domaine de l’ap­proxi­ma­tion. Souvent, on trouve des ébauches dont je n’irai pas jusqu’à dire qu’elles sonnent « bien », mais en tout cas elles donnent une bonne idée de la direc­tion à prendre. J’écoute et je vois s’ils veulent quelque chose qui sonne plus agres­sif, ou moins agres­sif, avec un peu plus d’es­pace, ou je ne sais quoi. Aujour­d’hui, tout l’art de ce métier, c’est vrai­ment ça : perce­voir ce vers quoi ils tendent, essayer de devi­ner ce qu’ils veulent, de voir comment la chan­son est suppo­sée rendre, comment eux s’ima­ginent le résul­tat final, et on part de là. Et pour ça, il n’y a pas de règle.

Décri­vez-nous comment vous inté­grez ces ébauches dans votre façon de travailler.

Je les écoute, j’ana­lyse en profon­deur ce qu’ils essaient d’ob­te­nir ; ensuite je démarre avec tous mes faders à zéro et j’es­saie de construire le mix tel que j’ai l’im­pres­sion de l’en­tendre. Dès que je sens que je perds le fil, je retourne écou­ter la version de brouillon. Avec un peu de chance, au final, quand le résul­tat « sonne », vous obte­nez une repré­sen­ta­tion fidèle à leur vision de la chan­son. Et peut-être même encore mieux ! Parfois, ça peut être amélioré de 5%, parfois 60%, vous ne pouvez jamais savoir. Chaque chan­son est diffé­rente au sein d’un même album, même si elles sont du même artiste. Chaque morceau peut avoir besoin d’être abordé et traité d’une manière diffé­rente. 

Le mixage de cette chan­son d’Usher par Manny comporte des effets stéréo et une pano­ra­mi­sa­tion qui méritent une écoute atten­tive.

Parlez-nous de la façon dont vous gérez la largeur du signal dans un mixage stéréo.

Certains mixages néces­sitent de la profon­deur, elle peut être amenée par des réverbes dont les queues sont trai­tées à la même fréquence que la source, et là tout d’un coup ça apporte de la profon­deur. Je ne suis pas très fan de l’idée d’uti­li­ser la largeur du signal pour donner du mouve­ment. À moins que ce ne soit une démarche artis­tique et une demande expli­cite du réali­sa­teur artis­tique, par exemple s’il faut rendre expli­ci­te­ment le mouve­ment d’un élément de la gauche vers la droite. Évidem­ment, je peux le faire, mais si ça ne tient qu’à moi, je ne prends pas cette voie-là. Je ne prends pas ce genre de liber­tés. J’ai conscience de la largeur du signal et de sa puis­sance à susci­ter des émotions, par exemple si j’ai un élément au centre en stéréo et que je l’élar­gis un peu, qu’est-ce que ça produit comme effet en termes d’émo­tions? Est-ce que ça en produit plus, ou moins ? Est-ce que ça change mon état d’es­prit ? J’aime les effets psycho­lo­giques du son en 3D, de sa largeur, de sa profon­deur, de sa hauteur.

Comment faites-vous pour lui donner de la hauteur ?

Quelle que soit la piste qui sonne le plus fort, c’est elle qui a le plus de hauteur dans le champ stéréo. Vous verrez que bien­tôt, on pourra pano­ra­mi­ser le son en hauteur, ça serait cool. Mais là encore, ça pour­rait être sympa, mais ça pour­rait aussi être source de confu­sion. En tout cas, pour moi, la hauteur, c’est le volume.

Et donc, le place­ment dans l’es­pace du plus éloi­gné au plus proche, c’est l’am­biance ?

Exac­te­ment. La profon­deur. Quand vous avez un son avec plein de réverbe, il a l’air d’être dans le loin­tain, vous voyez ? Eh bien, dès que vous enle­vez la réverbe, le volume augmente. Imagi­nez deux faders, l’un contrô­lant le signal nu et l’autre le signal avec les effets. Pour le signal nu, vous bais­sez la réverbe de façon à ce que le son se rapproche.

“La façon dont ça sonne n’im­porte pas tant que ça. Ce qui compte, c’est « est-ce que ça marche sur cette chan­son ? »”

J’ai remarqué que vous utili­siez pas mal de réverbe dans vos mixa­ges…

Ouais.

Mettez-vous beau­coup de trai­te­ments sur la réverbe ? De l’éga­li­sa­tion, autre chose ?

Je suis plutôt du genre à utili­ser des presets. Plutôt que de prendre une réverbe et de trifouiller les réglages jusqu’à obte­nir ce que je cherche, je préfère faire défi­ler 20 presets et utili­ser celui qui est le plus proche du son que j’ai en tête. Et si je ne trouve rien d’ap­pro­chant, je conti­nue de cher­cher. « Alors, quel est celui auquel je pense ? Non… Non… Non plus… Ah, voilà, c’est celui-là ! ». Et ensuite, vous n’y touchez plus ! À mon sens, c’est une démarche plus créa­tive.

Ceux de nos lecteurs qui utilisent beau­coup de presets seront ravis de lire ça !

Je suis à fond dans l’uti­li­sa­tion des deux hémi­sphères du cerveau. Utili­ser le cerveau gauche, ce serait mani­pu­ler le son jusqu’à trou­ver celui qu’on cherche, alors que faire appel au cerveau droit c’est passer des sons en revue et en trou­ver un qui marche. Ensuite, vous pouvez conti­nuer votre démarche sur le plan créa­tif, vous n’êtes pas bloqué par le son. Honnê­te­ment, la façon dont ça sonne n’im­porte pas tant que ça. Ce qui compte, c’est « est-ce que ça marche sur cette chan­son ? ». Encore une fois, ça tient plus de l’émo­tion que d’autre chose. Si je mixe, disons du Char­lie Puth par exemple, peut-être n’y a-t-il besoin sur le couplet que de peu d’ef­fets parce qu’il faut capter l’at­ten­tion de l’au­di­teur. Et ensuite, sur les refrains, il faut chan­ger son fusil d’épaule et là on ajoute de la réverbe parce qu’on veut donner un peu de mollesse, c’est l’émo­tion qu’on veut donner sur ce passage-ci, et ensuite le deuxième couplet revient à un son sans trop d’ef­fets. Pour moi, c’est une façon de contrô­ler l’es­prit de l’au­di­teur, de le faire se dire « tiens, qu’est-ce qu’il se passe là tout d’un coup ? ». Une oreille peu exer­cée ne réali­sera peut-être même pas ce qu’il se passe, mais nous, nous tirons les ficelles.

Un peu comme un peintre qui joue avec les contrastes ?

D’une certaine manière, oui ! Vous avez les pein­tures cubistes de Picasso, qui semblent toutes plates, et puis vous avez celles de Monet, qui ont telle­ment de profon­deur. Aucun style n’est meilleur que l’autre, mais imagi­nez une chan­son qui en trois minutes parvient à jouer avec toutes ces émotions. Le contraste, c’est ça qui créé l’émo­tion. Certaines pein­tures doivent ressem­bler à du Monet, et d’autres à du Picasso. Il est très utile de comprendre ça et de connaître la psycho­lo­gie des émotions.

Juste­ment, disons que vous avez une piste de voix qui en manque, d’émo­tion. Comment faites-vous pour l’in­sé­rer au mieux dans le mixage ?

Il y a quelques trucs pour arran­ger ça. Je dis toujours que concer­nant les délais et les autres effets du même genre, je n’en ajoute pas à moins que ça ne soit néces­saire. Seule­ment si le travail de produc­tion du morceau a besoin d’un coup de pouce. Par exemple, suppo­sons qu’un chan­teur manque de souffle en fin de phrase et que la phrase se finisse de manière un peu abrupte, par manque d’en­traî­ne­ment ou de talent ou que sais-je, alors je mettrais quelque chose sur la queue du signal. Peut-être un délai un peu dingue, capti­vant, qui sonne super, pour détour­ner votre atten­tion des limites vocales du chan­teur et l’at­ti­rer vers quelque chose de cool. La deuxième fois que vous l’écou­tez, vous enten­dez autant l’ef­fet que la voix elle-même.

“J’ai le senti­ment que l’art de la prise de son s’est perdu. Il y a moins de très bons ingés son aujour­d’hui que dans le passé.”

Bonne idée.

On détourne l’at­ten­tion, on utilise diffé­rents moyens pour distraire l’at­ten­tion de l’au­di­teur des capa­ci­tés vocales du chan­teur. Bien sûr, on peut aussi modi­fier la hauteur des notes et peut-être même le timing. Peut-être est-ce que la voix manque d’âme, et alors peut-être est-ce qu’on va déca­ler la piste pour qu’il soit moins dans le temps mais que du coup ça donne une sensa­tion d’émo­tion. On peut jouer sur tout ça. Mais si la voix a tout ce qu’il faut en termes d’émo­tion, qu’elle sonne juste et dans le temps mais que malgré tout on sent qu’il manque quelque chose, c’est là qu’on commence à ajou­ter des trucs qui semble­ront au final rele­ver davan­tage de la démarche artis­tique. Là, on dispose de plus de marge. Mais encore une fois, on pense moins au chan­teur qu’à l’es­pace sonore. Il est impor­tant de savoir faire les choses dans l’ordre. Et aussi, de savoir quand faire l’in­verse, quand on a un chan­teur extra­or­di­naire et qu’on veut mettre en lumières ses capa­ci­tés vocales, on en met moins. C’est peut-être une ques­tion de choix. S’il y en a besoin, alors OK, on y va, mais si ce n’est pas le cas, on n’y touche pas.

En moyenne, combien de temps cela vous prend-il pour boucler un mixage ?

Ça dépend. Il n’y a pas de moyenne fiable. Parfois ça va me prendre six heures, et d’autres fois deux jours. C’est vrai­ment dur à dire. Honnê­te­ment, ça peut aller de quatre ou six heures à deux jours. Et j’es­saie de ne pas faire dans la préci­pi­ta­tion. Aupa­ra­vant, on nous fixait un jour: « OK, donc tu vas mixer telle chan­son tel jour ». Dans de telles condi­tions, il nous fallait une jour­née pour faire le mix, on commençait à midi, on finis­sait vers dix heures du soir, et pour minuit tout était bouclé et le morceau était là. Je trouve que c’était injuste pour l’in­gé­nieur en mixage, parce que ça faisait de lui la dernière étape du proces­sus. Imagi­nez la pres­sion qu’il y a à devoir abso­lu­ment finir quelque chose en moins de douze heures, alors que ceux qui ont écrit et produit le morceau ont passé des mois entiers dessus !

Écou­tez l’évo­lu­tion des trai­te­ments posés sur les voix par Manny au fil de ce single de Char­lie Puth.

 

Ça fait une sacrée diffé­rence.

C’était injuste pour l’in­gé­nieur en mixage de n’avoir qu’une si petite fenêtre de tir. Heureu­se­ment, aujour­d’hui, la tech­no­lo­gie nous permet d’avoir plus de temps. Je ne pense pas qu’on devrait impo­ser de contrainte de temps aux artistes. Ceci dit, menta­le­ment je me sens plus libre en pouvant prendre autant ou aussi peu de temps que ce dont j’ai vrai­ment besoin. Je ne suis pas limité à tel jour fixe pour, peut-être, créer une sorte de magie. Je trouve que c’est injuste de mettre ce genre de pres­sion sur les épaules de quelqu’un. C’est pourquoi je peux faire un mixage en quatre heures ou en deux jours, et que dans les deux cas ça coûtera la même chose. Alors qu’avant, si ça vous prenait deux jours, le label vous disait « tiens, mais pourquoi est-ce que ça vous a pris deux jours ? ».

Parce que ça leur coûtait du temps de studio ?

Exac­te­ment.

Qu’est-ce qui vous fait vous dire qu’un mix est terminé ? Parce qu’on sait tous qu’on pour­rait conti­nuer indé­fi­ni­ment sur un même mix.

Oui, ça pour­rait ne jamais finir. En fait, je vois ça comme des drapeaux qui se lèvent. Imagi­nez quand vous écou­tez un mixage au début, tous ses éléments sont autant de drapeaux. Et plus ça va, il y a de drapeaux. Il peut s’agir de : "la voix a besoin de plus de réverbe", et boum, vous ajou­tez de la réverbe et ce drapeau s’abaisse, mais il en reste peut-être 200 autres. Un autre drapeau, ça pourra être la grosse caisse qui manque de puis­sance, ou qui n’est pas assez ci, ou alors trop ça : quel que soit le problème, vous faites ce qu’il faut, et ce drapeau-là aussi s’abaisse. A l’écoute suivante, au lieu de 200 drapeaux levés, vous n’en avez plus que 175, et la fois suivante plus que 100. Et le moment où il ne me reste plus de drapeaux, c’est que mon mixage est terminé !

Comme une sorte de liste de points à contrô­ler ?

C’est exac­te­ment ça. Donc que ça me prenne quatre heures ou deux jours, c’est fini quand je n’ai plus rien à véri­fier, ou plus de drapeau levé. Et là, je peux écou­ter le morceau dans tous les sens et me lais­ser empor­ter par la chan­son sans avoir à me préoc­cu­per du son ou du rendu de tel ou tel élément. C’est à ce moment quej’ai fini mon boulot.

Après avoir fait autant de mixages, vous devez les connaître par cœur ces drapeaux, toutes ces chosesà faire pour arri­ver au bout ?

Il y a aussi un aspect très tech­nique. Et comme vous dites, j’ai fait ça telle­ment de fois que je me suis entraîné à réflé­chir d’une certaine manière. Alors qu’un jeune ingé son ferait ça de manière incons­ciente, jusqu’à ce qu’il apprenne à le faire consciem­ment. On a alors un peu plus de contrôle sur les choses.

Manny Marroquin 3 (credit Brian Petersen).JPG
Manny Marroquin insiste sur l’im­por­tance des tran­si­tions entre
les diffé­rentes parties d’une chan­son (photo par Brian Peter­sen)

Utili­sez-vous beau­coup de filtres passe-haut ?

Ouais, j’uti­lise beau­coup de passe-bas et de passe-haut, ça permet de créer de la hauteur, vous vous souve­nez de ce que je disais sur la hauteur, la largeur et tout ça. Je pense toujours à la partie de la chan­son qui va venir. Si je suis sur le refrain, je réflé­chit déjà au deuxième couplet autant qu’au refrain lui-même, parce que je pense qu’en matière de musique ce sont les tran­si­tions qui font tout. Surtout dans la pop actuelle. « OK, alors c’est quoi la partie suivante? Comment est-ce que ça va jouer sur nos émotions ? ». Et c’est très impor­tant, parce que ça vous permet de penser à votre état émotion­nel à ce moment de cette partie spéci­fique de la chan­son.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Mettons que je suis dans le deuxième couplet, j’ai le refrain en tête mais sur le passage où j’en suis ce deuxième couplet est bien énervé. Ça veut dire qu’il faut que je calme quelque chose, parce qu’en passant du refrain au deuxième couplet il faut lâcher du lest menta­le­ment parlant. Parce que c’est ça qui fait la dyna­mique, surtout dans la pop où tout sonne si fort à cause du limi­teur et du volume, donc il faut de l’es­pace, redes­cendre un peu de temps en temps. Il faut équi­li­brer le tout. Oui, mais comment faire sans que notre esprit se dise « tiens, c’est plus du tout la même chose ? » C’est un défi passion­nant que l’on doit rele­ver à chaque fois. Donc, menta­le­ment, comment fais-je pour bais­ser tout cela de manière à pouvoir ensuite remon­ter le volume ?

Je suppose que beau­coup de tout ça dépend déjà de l’ar­ran­ge­ment, mais parfois ce n’est pas le cas et c’est alors à vous de créer cet effet ?

Tout à fait. Quand vous avez un morceau avec un bon réali­sa­teur artis­tique, un bon arran­geur et un bon artiste, ça peut donner un mix qui ne me pren­dra que quatre heures comme je le disais tout à l’heure [rires]. Mais quand ce n’est pas le cas, c’est là que ça peut me prendre deux jours, parce qu’il faut en quelque sorte créer tout ça sans chan­ger l’es­prit de leur produc­tion, et ça c’est loin d’être facile.

Vous pouvez peut-être créer une section de break, en coupant le volume de certaines pistes ?

Bien sûr. Peut-être pas en coupant complè­te­ment leur volume, parce que le réali­sa­teur artis­tique dira « non mais je ne veux pas qu’on supprime ça », mais en les trai­tant diffé­rem­ment. Au final ça sera audible, mais diffé­rem­ment, du coup le réali­sa­teur et l’ar­tiste ne se mettent pas dans tous leurs états en disant que vous avez pris des initia­tives dans le domaine créa­tif et que ça trans­forme ou déna­ture leur « vision » de l’œuvre, quelle que soit cette vision. Vous maniez le contenu de façon à ce qu’il soit toujours présent, mais qu’il produise un autre impact sur le plan émotion­nel.

Par exemple vous pouvez ajou­ter un effet, ou chan­ger l’éga­li­sa­tion ?

Exac­te­ment. Ça peut dépendre de ma manière d’uti­li­ser les filtres, ou de mani­pu­ler le volume, ou encore d’un effet parti­cu­lier. Ça peut être tout ça. Donc effec­ti­ve­ment, au final, je n’au­rai rien coupé, mais j’au­rai changé l’as­pect émotion­nel. Tous les éléments seront toujours là, mais j’au­rai obtenu ce dont j’avais besoin et eux aussi, le tout sans qu’il faille revoir l’ar­ran­ge­ment de la chan­son, ni la modi­fier, ni couper ou ajou­ter ou quoi que ce soit d’autre de ce genre. C’est du gagnant-gagnant.

Sur le plan tech­nique, remarquez-vous des problèmes parti­cu­liers sur les morceaux qui vous sont envoyés en prove­nance de home studios ?

De nos jours, que les enre­gis­tre­ments soient faits chez soi ou dans un grand studio, j’ai le senti­ment que l’art de la prise de son s’est perdu. Il y a moins de très bons ingés son aujour­d’hui que dans le passé. C’est un art qui ne se trans­met plus. Aujour­d’hui, c’est un peu le Far West. J’ai parfois de très bons projets, et d’autres qui ont vrai­ment besoin d’un bon coup de main. Mais mon boulot n’est pas de juger de la qualité de ces enre­gis­tre­ments. J’es­saie d’ou­blier tout ça et de m’at­ta­cher à rentrer dans l’es­prit du morceau. Et pour reprendre votre image pictu­rale de tout à l’heure, la qualité de la pein­ture n’est peut-être pas opti­male mais d’une façon ou d’une autre il faut faire avec. Parce que l’objec­tif, c’est de voir ce que le résul­tat final donnera, que la pein­ture utili­sée soit du très bas de gamme ou au contraire ce qui se fait de mieux. Du coup, en tant que peintre, ce qu’il faut c’est passer à l’ac­tion, pas réflé­chir. C’est un peu comme la façon de travailler que j’ai élabo­rée dans ma tête au fil des années, je ne me demande pas si c’est bien enre­gis­tré ou pas, j’es­saie juste de voir la vision qu’il y a derrière et d’al­ler dans cette direc­tion, que la qualité soit là ou non.

Merci beau­coup !

De rien.


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